Assemblée Générale Internationale du 7 juin 2014, « Faire de la Communauté Francophone une réalité » - Jean R.Th. Guion

Messieurs les Premiers Ministres,

Messieurs les Ministres d’Etat,

Mesdames et messieurs les Ministres,

Mesdames et messieurs les Ambassadeurs,

Chers amis de l’Alliance Francophone,

La Francophonie a vu le jour en 1967.
Elle était une belle promesse, fruit d’un idéal d’affirmation d’une singularité culturelle, de solidarité et de coopération, imaginé par des hommes issus des quatre coins du monde, à l’avant-garde des progrès sociétaux.

Ses « pères fondateurs » Léopold Sédar Senghor, Charles Helou, Habib Bourguiba, Norodom Sihanouk, Hamani Diori et André Malraux, avaient placé en elle l’espoir d’une élévation des peuples et des individus mue par des aspirations et des vœux de concrétisations communes ambitieuses.

Léopold Sédar Senghor a tout dit sur la Francophonie qu’il aimait à décrire comme un « humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des ‘‘énergies dormantes’’ de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire (…) ».
Elle participait selon lui d’un idéal de civilisation de l’universel : « C’est ainsi, écrivait-il, que la langue française sera acceptée comme notre langue de communication mais aussi d’épanouissement international au sein de laquelle chacune de nos cultures se reconnaîtra en naissant à l’universel ».

L’individu et l’humain étaient ainsi au fondement de la Francophonie qui était pensé pour leur bien-être et leur émancipation.

Tout était dit !
Et ce n’est pas notre ami Mbougar Sarr, grand spécialiste de Shengor et lauréat 2014 du Prix Hessel Alliance Francophone qui me contredira !

Ce qui va suivre va peut-être vous paraître bien sévère !

Mais comme nous sommes en famille, nous avons le devoir de nous dire, pour avancer, nos « quatre vérités ».

Près d’un demi-siècle nous sépare de l’origine du projet francophone.
Que reste-il de son idéal ?
Le sentiment amer d’un fait inabouti.
Peut-être celui de plusieurs décennies perdues et au final celui d’un gâchis que nul n’ose s’avouer.
Nous sommes en 2014.
Le monde a connu bien des bouleversements : décolonisation, chute du mur de Berlin, « révolutions arabes », émergence de nouvelles puissances…
Dans toute cette effervescence internationale qui dessine les contours d’un « nouveau monde » fort de défis inédits, la Francophonie continue à se chercher. Elle piétine, titube, trébuche, au milieu de ses propres processus organisationnels, lourds et complexes, dont nul ne sait s’ils sont achevés ou s’ils ne sont qu’une étape parmi tant d’autres d’un cheminement sans fin.

Obnubilée par son institutionnalisation, la Francophonie peine à dissimuler les errements identitaires qui sont les siens.

Un tel état de fait brouille indiscutablement sa visibilité et minimise, par-là même, sa portée internationale, tandis que la place du français dans le monde est loin d’être reluisante, en dépit de toutes les statistiques optimistes que l’on ne cesse de nous asséner, malmené par les élites politiques, économiques et médiatiques en France, il est concurrencé, dans les pays d’Afrique francophone, par l’anglais que certains d’entre eux songent même à officialiser.

Oui, la Francophonie a fait du chemin et enregistré des avancées historiques.
Il ne s’agit pas de nier ce qui est.
Il est indéniable qu’elle a rendu possible l’instauration de mécanismes de dialogue et de coopération permettant la défense et la promotion du français dans le monde.
Elle a permis la mise en place d’outils analytiques et statistiques permettant d’objectiver et de mesurer le poids du français à l’échelle internationale.
Elle a consacré, parmi ses Etats-membres, le concept de « diversité culturelle ».
Ces acquis sont le fait de plusieurs années de travail sans relâche, le fruit d’une mobilisation soutenue de dizaines de femmes et d’hommes, mues par des aspirations, un projet et un rêve communs.

Mais quelle est véritablement leur portée historique ?
Sont-ils de nature à ériger la Francophonie en acteur influent dans les relations internationales ?
Quelle initiative majeure retiendra le monde de la Francophonie ces quarante dernières années ?
Les consécrations de cette dernière présentent-elles l’ampleur et l’envergure à même de lui conférer une légitimité et une notoriété internationales incontournables ? Leur impact est-il digne d’une popularité mondiale ?
Toutes ses questions se posent avec acuité ?

Avant de tenter d’y répondre, il est important d’apporter, au préalable, cette précision, au risque de semer la confusion.

La Francophonie est une vaste nébuleuse, multiforme, traversée par des obédiences et des sensibilités différentes.
S’ingénier à réduire ses initiatives et ses actions à une convergence et à une communion systématiques des points de vue est d’emblée irrecevable.

Force est cependant de constater que la Francophonie institutionnelle, a, de façon organique et mécanique, accaparé l’essentiel du champ d’action et de rayonnement de la Francophonie, éclipsant la plupart des autres initiatives francophones.

Nous sommes tous imprégnés de cette représentation homogénéisante et hégémoniste de la Francophonie institutionnelle.

Le poids de la Francophonie institutionnelle au sein de la Francophonie est considérable sinon prépondérant, légitimité gouvernementale oblige.

La question centrale est de savoir si la Francophonie institutionnelle, forte de cette légitimité gouvernementale, pèse dans la diplomatie et la négociation internationale.

Des institutions éloignées des peuples

Depuis une bonne vingtaine d’années, les chefs d’Etat francophones redoublent d’engagements tous les deux ans, ne cessant d’élargir leurs ambitions déclarées en faveur de la langue française.
Les sommets se suivent et se ressemblent.
Des discours fleuve sur de grandes généralités consensuelles.
Des déclarations d’intention à n’en plus finir…
Une phraséologie de la langue de bois au service des intérêts gouvernementaux.

Parfois, et je tiens là à rendre vibrant hommage à Madame Yamina Benguigui, il y a quelques rares exceptions, telle l’initiative courageuse, très risquée et pourtant si décriée qu’elle a prise lors du Sommet de Kinshasa, de quitter le cocon clos et confortable des salles de connivences, pardon de conférences, pour aller soutenir, au nord de la RDC, des femmes victimes de la folie meurtrière de la guerre civile !

C’est cette francophonie concrète, solidaire et non convenue que nous admirons et que, chaque fois que nous le pouvons, nous appliquons !

Pendant ce temps, à Kinshasa, il ne fut pas question de contrarier la politique des Etats dès lors qu’ils atteignaient, par exemple, à la libre circulation des francophones dans leur espace !

Force est de constater que les institutions se préoccupent peu des peuples, et n’accorde que peu d’importance aux individus, en dépit du credo des droits de l’homme inscrit dans la plupart de leurs textes.

Au nom de la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats, ces sujets ne font pas l’objet d’un intérêt particulier.
Ils sont évités, éludés, escamotés.

La Francophonie institutionnelle, en général forme un vaste ensemble organisationnel constitué de fonctionnaires gouvernementaux liés à leurs Etats respectifs.

Ils ne se connaissent pas entre eux sinon de façon superficielle.

S’agissant des sphères de décision, elles constituent des ensembles clos où seuls les initiés ont accès suivant des mécanismes opaques.

Autant d’aspects qui renforcent l’anonymat et le déficit d’incarnation de l’institution en particulier.

La morphologie structurelle même de ces institutions les rend dès lors peu propice à une symbiose avec les notions de peuples et d’individus.

Comme nous sommes toujours en famille, nous devons reconnaître qu’il manque aux institutions francophones une dimension « populaire ».

Pour s’en rendre compte, il suffit de voir la place relativement marginale dont bénéficient les organisations non gouvernementales et les associations en son sein.

Dotées d’un pouvoir consultatif, elles sont convoquées tous les deux ans par le secrétaire général de l’OIF dans le cadre d’une Conférence francophone des organisations internationales non gouvernementales.
Une vient d’ailleurs d’avoir lieu du 4 au 6 juin à Dakar et notre Délégué Général au Sénégal Anas Abdherrahim nous y représentait.

L’Alliance francophone fait en effet partie de la liste des organisations convoquées.

Je puis vous assurer, en tant que participant, l’inanité d’une telle instance, qui s’apparente davantage à une sorte de caution morale qu’à un élément moteur de son action.

Je regrette à titre personnel le peu d’intérêt accordée par l’OIF à un certain nombre d’initiatives phares et fortes menées par l’Alliance francophone en particulier.

Je citerai à titre d’exemple notre « visa francophone ».
Initié depuis maintenant deux décennie afin de favoriser, au sein de l’espace francophone, la mobilité des personnes investies dans le rayonnement de la langue française et de la culture francophone, il n’a pour ainsi dire rencontré aucun écho favorable au sein de l’OIF.

Ce manque d’égards pour les forces vives de la Francophonie, artistes, femmes et hommes d’affaires, talents en tout genre, est déplorable.

De nombreux intellectuels francophones originaires d’Afrique ont dû se résoudre à trouver refuge dans le monde anglo-saxon.

Je citerai l’exemple édifiant de Cheick Modibo Diarra le malien de la NASA contraint pour des raisons administratives à interrompre son cursus universitaire en France pour partir aux Etats Unis où il fut accueilli les bras ouverts !
De tels exemples abondent.
Je citerai ceux des écrivains Maryse Condé, Alain Mabanckou ou Achille Mbembe, qui ont suivi le même chemin que Cheick Modibo Diarra.

Faut-il alors se résigner à ce que la fine fleur de la culture francophone se tourne, une fois pour toute, vers l’Amérique ou l’Australie ?

L’Anglophonie à la rescousse de la Francophonie : est-ce que nous voulons ?

La mobilité des individus est une des conditions sinon le fondement même de toute liberté.
Elle est le point de départ de toute souveraineté populaire.

Défendre la souveraineté étatique est une ambition louable si tant est que la souveraineté populaire soit respectée par cette première.

Il ne saurait y avoir de souveraineté étatique sans souveraineté populaire.

Les frontières et les Etats évoluent, disparaissent, apparaissent…
Les peuples, eux, demeurent quelques soient les péripéties les plus cruelles de l’histoire.

A trop être inféodé à la ligne gouvernementale de ses Etats-membres, l’OIF a fini par tourner le dos aux aspirations de « liberté de disposer » de la société civile.

Cela est un fait.

Il n’est d’ailleurs pas propre à l’OIF.
Il est un des traits de singularité des organisations gouvernementales qui constituent la société internationale.
Il est déplorable que l’OIF l’ait adopté par effet de contagion ou mimétisme.

La Francophonie fait, laborieusement, face aux affres de la mondialisation.
Mais elle n’est pas morte.

Il nous faut faire de la « destinée commune » une « communauté de destin » !

La Francophonie a besoin de solidarité et d’une once de conviction et d’audace.
Instrumentalisée, minée par des conflits d’intérêt et des divergences politiques d’ordre divers, elle doit retrouver, d’urgence, un nouveau souffle autour de ses fondements historiques : la langue française et l’idéal « Senghorien » de Francophonie comme destinée commune.

Partout dans le monde, la langue française bénéficie d’un prestige intact.

On l’étudie pour la beauté de sa littérature, pour l’histoire de son mouvement des Lumières, pour les valeurs de sa Révolution, pour ses arts artistiques, culinaires…
Il convient de susciter l’élan de communion autour de la langue française.

Au-delà même du fait linguistique, il n’est pas inutile de rappeler que les peuples francophones ont tellement d’héritages en partage : partage de la culture, de l’histoire, des valeurs...

Il est regrettable que toute cette richesse ait été insuffisamment mise en avant.

La dilution du projet linguistique francophone à l’œuvre dans une multitude d’axes programmatiques de nature très diverse oblige les promoteurs de la Francophonie à un recentrage épistémologique et stratégique.

Nous avons parfois le sentiment que le combat en faveur de la francophonie est accessoire au sein des institutions, et que plus son institutionnalisation s’accentue et son élargissement s’approfondit, plus elle perd de sa substance.

L’examen de la composition des Etats-membres ayant récemment adhéré à l’OIF est très symptomatique de cette dérive.

Force est de constater que la plupart de ces derniers n’ont qu’un lien très lointain avec la langue et la culture francophone !
Et parfois plus éloigné encore des valeurs de la Francophonie !

L’octroi au Qatar du statut de membre associé de l’OIF, depuis le sommet de Kinshasa de 2012, offre une illustration saisissante cette évolution.

Fût-elle symbolique, la place accordée à la monarchie pétrolière arabe, chantre du wahhabisme, qui plus est ne présente aucun lien avec la langue et la culture francophone, constitue un renoncement à l’idéal francophone.

Comment a-t-on pu accorder une place à l’un des principaux bailleurs de fonds des mouvements islamistes durant les « révolutions arabes » ?
Si cette décision n’a pas ruiné l’aspiration francophone, elle a tué tous les espoirs de ceux qui a avaient placé en l’OIF la mission de phare de la Francophonie.

Mais disons-le nous en face. Les institutions ne sont que des instruments, des moyens, et non une fin.

Les institutions, d’une manière générale, ne peuvent infléchir le cours des choses si la volonté étatique est absente.

La Francophonie n’a que peu de chances d’aboutir si elle pâtit d’un manque d’adhésion et de soutien de la part des prescripteurs publics, moraux et médiatiques censés la promouvoir.

Afin d’éviter le pire, nous devons, nous citoyens francophones, nous mobiliser de façon plus massive et plus engagée dans ce noble combat pour la langue française. Trop souvent malmenée par les médias, négligée pas les élites politiques, délaissée par les milieux économiques, force est de constater que cette dernière est davantage soutenue par des porte-parole « étrangers ».
Ils sont écrivains, artistes, hommes d’affaires, diplomates.
Ces « ambassadeurs bénévoles » de la langue française agissent dans l’ombre.
Ils sont souvent seuls à la défendre, à la place de ceux qui sont censés être ses premiers défenseurs : les Français eux-mêmes.

***

Les déboires de la francophonie doivent-ils nous empêcher de rêver en un avenir meilleur pour la langue française ?
Assurément non !
Le français demeure la 5e langue la plus parlée dans le monde et la seule, avec l’anglais, à l’être sur les cinq continents.
Un avantage qu’il est possible de transformer en atout si, chacun à son niveau, sait en saisir l’opportunité et en mesurer les atouts multiformes (économique, intellectuel, artistique….).
Il ne s’agit pas d’imposer le français à toute la planète. Non !
L’ère des impérialismes et des colonialismes est révolue et nul d’entre nous ne le souhaite.
Il s’agit de protéger et faire prospérer cette langue de Molière que l’histoire nous a léguée en partage entre membres, peuples et nations d’une même communauté de destin culturelle.
La mission relève de la mémoire, sans laquelle l’avenir est impossible.
La Francophonie, en tant que patrimoine de l’humanité a droit à sa place parmi toutes les autres langues, dans le respect de la diversité culturelle.
Riche d’un passé et d’un universalisme qui ont fait se rencontrer des femmes et des hommes des toutes les parties du globe et de toutes les cultures, elle est une formidable opportunité d’émancipation, de développement et de mobilité des peuples.
Reste aux différents acteurs concernés, législateurs, politiques, médias et intellectuels de sortir de leur léthargie et prendre, à bras le corps, l’enjeu de langue française qui demeure, qu’on le veuille ou non, sous-estimé, sous-évalué voire négligé.

En France, les élites progressistes esquivent le débat sur le sujet ou prônent le laisser-faire linguistique au non d’une tolérance qui relègue les demandes linguistiques au rang de problématiques identitaires à bannir !

Quant aux conservateurs et autres tenants de la nation, il est surprenant de constater combien leur engagement en faveur de l’identité française a éludé la question de la langue.

Au sein de la Francophonie institutionnelle, la posture empruntée n’est guère plus convaincante.

On s’abrite derrière les dernières statistiques de l’OIF en arguant que le nombre de francophones passera de quelque 250 millions de locuteurs de nos jours à 715 millions d’ici 2050, dont 85 % seraient localisés en Afrique.

A supposer que cette prévision soit fondée, l’Afrique pourrait-elle porter, toute seule, l’effort de formation au français de ses populations ?

Hélas, les partisans de cette ligne ne nous disent rien des contours de cette langue française qui prévaudra demain en Afrique.

Aussi, ne nous renseignent-ils pas sur l’évolution économique et politique de ce continent dont la fragilité des régimes et la précarité économique sont souvent le fait de nos responsabilités moralisatrices et parfois même néocoloniales !

C’est pourquoi il faut, d’urgence, repenser nos relations au sein de la Francophonie !

Il faut donner plus d’importance et plus de considération aux Peuples francophones et aux acteurs quotidiens de la francophonie que sont les associations, et les créateurs de richesses culturelles et économiques !

Il nous faut également tenter de réinventer des relations plus respectueuses entre Pays Francophones, respectueuses des histoires, des cultures et des traditions.

Il faut aussi et surtout instaurer des relations plus solidaires, plus compréhensives, plus ouvertes !
Et il faut enfin que la Francophonie institutionnelle sorte de son carcan et redevienne politiquement incorrecte !

C’est à ces conditions que nous ne désespèrerons du devenir de notre langue, c’est à ces conditions qu’elle pourra, non pas survivre, mais rayonner et avec elle les valeurs qu’elle incarne !

Je vous remercie pour votre attention.