Disparition de Pierre Lefranc

Ce qui frappait le plus lorsqu’on rencontrait Pierre Lefranc, qui vient de nous quitter, c’est qu’il était tellement viscéralement gaullien qu’un mimétisme inconscient lui donnait parfois l’apparence physique du Général de Gaulle.

Lefranc n’était pas gaulliste, il était, comme Malraux, gaullien !

Ce fut l’homme des tâches impossibles, des défis surréalistes, qu’il mena tous à bien dans la quasi ingratitude du Général, dont il fut le plus proche et le plus fidèle collaborateur…Lefranc était là pour ça, c’était un pilier naturel du Gaullisme, « il faisait partie des meubles », fidèle par destination !

Il fut, pour ne citer que deux exemples étonnants, l’organisateur de la manifestation civile de 1000 audacieux, d’aucun dirait inconscients, sur les Champs Elysées, contre l’occupant allemand, quelques jours après l’appel du 18 juin, appel dont il ne prit connaissance que le 20. Blessé, arrêté, il rejoindra le Général de Gaulle à Londres 6 mois après !

C’est lui aussi qui, avec Jacques Foccart, organisa la manifestation de soutien au Président Charles de Gaulle le 30 mai 1968, où le gamin de 17 ans que j’étais, allait le rencontrer pour la première fois !

Nous nous revîmes rue de Solférino, en octobre ou novembre 1976, dans les locaux de l’Institut Charles de Gaulle, qu’il avait créé avec André Malraux et qui allait devenir la Fondation Charles de Gaulle. Il m’incita alors à me porter candidat à la présidence des jeunes gaullistes de l’UJP, tous encore sous le choc de la défaite de Jacques Chaban Delmas, pour contrer me dit-il « la fatale erreur de la création du RPR… ».

Impressionné par sa stature et sa voix gaulliennes, ainsi que par l’auréole de son passé, je me hasardais à lui dire que son analyse était peut-être excessive… Sa réponse fut cinglante, sans appel et prémonitoire, une quasi prophétie : « D’abord, me dit-il, Giscard et Chirac vont brader notre économie (c’est à partir de cette époque que notre dette, celle dont on parle tant aujourd’hui, n’a cessé de croître…) et dans cinq ans ce sont ceux d’en face (le Parti Socialiste) qui seront le recours pour 20 ans et, fatalement, ajouta-t-il, même si le gaullisme, sous forme d’escroquerie morale, reprend le pouvoir, ce sera alors l’extrême droite qui sera l’arbitre pour un bon bout de temps… Alors vous n’avez pas le choix, vous devez prendre l’UJP, nous aurons au moins sauvé ça ! »

C’est ainsi, qu’avec son parrainage et les appuis de Chaban et de Messmer (dont on disait qu’ils ne s’entendaient pas), et de quelques autres, je pris symboliquement ce qui restait de l’UJP, peu convaincu, et pour cause, que cela changerait grand-chose au sinistre destin de la France décrit par Pierre Lefranc !

Plus tard, j’eus l’occasion de lui parler de notre « visa francophone », dont le seul homme politique qu’il respectait, Jean Pierre Chevènement, fut aussi le seul Ministre en exercice qui accepta de s’y intéresser, hélas quelques jours avant sa démission… Il soutint sans réserve cette idée qui, dit-il, « permettrait de donner un sentiment d’appartenance aux francophones dont les plus pauvres ont au moins cette richesse, cette chance, cette arme, à la seule condition qu’un espace francophone puisse réellement exister un jour ! »

Pour le « Grognard » Pierre Lefranc, le gaullisme, le vrai, s’était éteint avec de Gaulle.

Ce vieux monsieur avait une vision extrêmement jeune, saine et moderne de la politique, deux ouvrages résument bien ses pensées et ses analyses : "Avec de Gaulle, pendant et après : 1947-2005" (Fayard, 2007) et "Gouverner selon de Gaulle", en collaboration avec Geneviève Moll (Fayard, 2008).

Dommage que, comme toutes celles et tous ceux qui ont compris que la compromission était le corollaire de la politique politicienne, il se soit toujours refusé à assumer des charges politiques…la face de la France en aurait probablement été changée !